Par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
Le 1er juin dernier, alors que des protestations antiracistes étaient accompagnées dans plusieurs pays du déboulonnage de statues de personnages historiques associés à la traite négrière, Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférences en littérature française et francophone, s’insurgeait via Twitter : « En 2nde, les programmes d’histoire parlent de #lesclavage aux États-Unis, dans les Caraïbes, au Brésil et dans les îles portugaises, mais que de #labolition en France (merci les #Lumières). Il manque des pages… (400 ans de pages pour être plus exact) #parlonsdelarace.
Les programmes d’histoire de la classe de seconde[i] en vigueur depuis un an, sur lesquels Mame-Fatou Niang fonde sa récrimination, dissimulent-ils vraiment l’esclavage pratiqué dans les colonies françaises aux jeunes générations ?
En France, un décollage plus tardif
Le thème 2, consacré aux XVe et XVIe siècles, comporte un chapitre intitulé « L’ouverture atlantique : les conséquences de la découverte du “Nouveau Monde” ». Les professeurs y sont invités à « mettre en avant […] l’esclavage » aux Amériques en étudiant plus spécifiquement « le développement de l’économie “sucrière” et de l’esclavage dans les îles portugaises et au Brésil ». Les programmes ne mentionnent en effet pas la France.
S’agit-il d’une dissimulation délibérée par déplacement du regard vers les agissements du voisin lusophone pour mieux faire oublier la part française de cette tragédie ? La réponse est dans la chronologie des faits : l’histoire française de l’esclavage et de la traite négrière ne débute qu’au XVIIe siècle. La première île caribéenne dont les Français prennent possession est Saint-Christophe en mai 1627. Suivent l’île de la Tortue (1629), la Martinique et la Guadeloupe (1635), Saint-Martin et Saint-Barthélemy (1648) ou Saint-Domingue (1697). Les premières arrivées de captifs africains ont lieu dans les années 1620. Elles augmentent substantiellement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles quand la culture du tabac s’efface au profit des plantations de canne à sucre, plus consommatrices en main-d’œuvre.
Les principaux acteurs de la traite atlantique aux XVe et XVIe siècles sont bien les Portugais, premiers Européens à s’aventurer au large des côtes africaines, et c’est « en 1466, pour la première fois, [qu’] un convoi portugais d’esclaves débarque à Madère, afin de travailler dans une plantation de sucre », selon l’historienne Aurélia Michel[ii]. C’est ensuite dans l’archipel de São Tomé, après 1471, que les Portugais expérimentèrent « ce qui deviendra le système américain de plantation sucrière esclavagiste », note l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, transposé au Brésil au XVIe siècle[iii]. Puis les plantations sucrières gagnent l’archipel caribéen et le trafic négrier s’intensifie. Les Portugais en sont alors les principaux agents.
L’implication de la France dans la traite négrière transatlantique et l’esclavage n’en est pas pour autant écartée des programmes. Le chapitre 2 (« Tensions, mutations et crispations de la société d’ordres ») du thème 4, dédié à l’examen des sociétés des XVIIe et XVIIIe siècles, comporte une étude sur « les ports français et le développement de l’économie de plantation et de la traite ». Cette apparition tardive dans les programmes est justifiée par la chronologie des événements. Le commerce négrier au départ des ports français ne décolle qu’à la fin du XVIIe pour connaître son apogée au siècle suivant : 80% des 4 220 expéditions négrières opérées entre 1640 et 1820 depuis la France concernent le XVIIIe siècle. Le nombre annuel de départ de navires négriers passe de 33 entre 1722 et 1753 à 100 entre 1783 et 1792. Les arrivées de captifs esclavisés deviennent aussi plus massives. En Martinique 4 000 esclaves arrivent chaque année en moyenne à la fin du XVIIe siècle ; dix fois plus entre 1786 et 1790, selon l’historien Frédéric Régent[iv].
Pas de stratégie de dissimulation
La formulation des programmes, suffisamment générale, permet d’aborder la violence des conditions de travail et de vie des esclaves dans les plantations françaises, d’étudier le Code noir (plusieurs manuels proposent des extraits, comme Belin ou Nathan, 2019), les conditions de déportation du million d’Africains déplacés vers les Antilles françaises entre 1713 et 1791[v], ainsi que la contribution du commerce colonial à la prospérité du royaume de France[vi]. Les élèves des lycées français ne sont donc pas tenus dans l’ignorance de ce drame par une République qui repeindrait outrageusement le passé national aux seules couleurs glorieuses des droits de l’homme.
L’agencement des programmes permet au contraire d’exposer les ambivalences du siècle des Lumières qui, tout à la fois, forgea l’argumentaire abolitionniste – qui s’articula aux luttes des esclaves – et fit de la France une puissance esclavagiste dont certains des savants contribuèrent au développement du naturalisme classificatoire qui constitua le socle au processus de racialisation et d’infériorisation des noirs. Il peut être ainsi rappelé qu’au XVIIIe siècle politique ségrégationniste et préjugé de couleur se renforcèrent par la multiplication de barrières juridiques dressées entre blancs et libres de couleur dans les colonies, tandis qu’à partir de 1716 le droit coutumier qui interdisait la servitude sur le sol métropolitain prend fin, marquant l’amorce d’une « politique d’exclusion raciale » qui aboutit en 1777-1778 à l’interdiction de l’arrivée et du séjour en métropole des « noirs, mulâtres et autres gens de couleur » et des mariages mixtes[vii].
Loin d’une entreprise politique de dissimulation, les textes officiels engagent sans ambages les professeurs à « mettre en évidence les liens entre esclavage, traite et racisme », notamment en expliquant « la racialisation de l’esclavage », comme y incite un document destiné aux professeurs intitulé Agir contre le racisme et l’antisémitisme conçu par le ministère de l’Education nationale[viii]. Les enseignants sont exhortés à « faire prendre conscience aux élèves en quoi le système esclavagiste est légitimé par un discours, des pratiques racistes et des violences qui se fondent sur des différences physiques […] ». Les instructions ne souffrent d’aucune ambiguïté : l’esclavage doit être enseigné, et il doit l’être comme processus matriciel du racisme anti-noirs en France.
Nombre d’historiens soulignent les progrès réalisés depuis une vingtaine d’années. Aurélia Michel estime ainsi que « ces dernières années […] les jeunes générations adultes sont mieux informées et conscientes qu’il y eut, quelque part dans le monde et à un moment révolu, un drame humain terrifiant ». Son collègue Frédéric Régent souligne les avancées de la recherche : « Il n’y avait que deux thèses en moyenne par an au milieu des années 2000. Il y en a une dizaine maintenant. L’esclavage est davantage abordé dans les colloques, il y a plus de publications, de livres. »[ix] Depuis une quinzaine d’années, des ouvrages de synthèse ont été publiés[x] ; ils sont connus des enseignants. Pour autant, de très nombreux chantiers de recherche restent encore à ouvrir.
Il n’est donc plus possible de soutenir que l’esclavage et la traite négrière ne sont toujours pas enseignés en France. Ceux qui le font mènent un combat qui n’est pas celui de l’antiracisme. Leur cause est ailleurs : discréditer et accabler sur fond d’identitarisme racialisant en tordant et filtrant les réalités, passée et présente. Admettre que l’esclavage est désormais enseigné, au titre de la lutte contre le racisme, écornerait la thèse du racisme d’Etat. Le discours se veut alors performatif : énoncer une contre-vérité pour la faire advenir. Mais le recours à des contre-vérités pour tenter de convaincre n’est-il pas le procédé de ceux qui sont démentis par les faits ?
Faut-il en déduire que la République, sur son versant éducatif, est irréprochable ? Au vrai, les insuffisances sont tellement nombreuses qu’il n’est pas besoin de contre-vérités pour souligner tout le chemin qu’il reste à parcourir vers un véritable enseignement antiraciste. En réalité, l’enjeu n’est plus là où le situe Mame-Fatou Niang. Il s’agit désormais de parvenir à faire en sorte que l’étude de l’esclavage soit mise, de manière performante, au service de la lutte contre le racisme trop violemment persistant en France aujourd’hui.
[i] Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 22 janvier 2019.
[ii] Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Seuil, 2020, p. 79.
[iii] Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, Paris, Albin Michel et Arte Editions, 2018, p. 97
[iv] Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Paris, Pluriel, 2010, pp. 43-44 et p. 55.
[v] Olivier Grenouilleau, « Et la France devint une puissance négrière », L’Histoire, n°353, mai 2010, p. 48.
[vi] Frédéric Régent, op. cit., pp. 127-129.
[vii] Sue Peabody, « Être Noir et libre en France », L’Histoire, n°457, mars 2019, p. 40.
[viii] Agir contre le racisme et l’antisémitisme, p. 70. Le document est consultable sur le portail Eduscol.
[ix] L’Obs, 16 juillet 2020, p. 22.
[x] Olivier Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004 ; Jacques Annequin et Olivier Grenouilleau, Esclavages. De Babylone aux Amériques, Paris, La Documentation française, 2013 ; Catherine Coquery-Vidrovitch, Ibid.