Mario Stasi, président de la Licra, Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Les inquiétudes que peut faire naître une campagne électorale ne sont pas strictement indexées sur les intentions de vote évaluées par les sondages. Ainsi, le reflux électoral d’Éric Zemmour, s’il devait advenir, ne ferait pas disparaître des préoccupations des Françaises et des Français les thématiques dont l’individu fait commerce et qui ont rencontré un écho certain dans l’opinion. C’est le sens de la présente démarche de la Licra et de sa revue Le DDV (Le Droit de Vivre), qui ont toujours cherché à établir une distinction entre la trajectoire de certaines individualités et le champ des idées, qui les dépasse nécessairement.
Quand un polémiste comme Éric Zemmour fait brutalement irruption dans le jeu politique au point de polariser l’attention de l’opinion des semaines durant, il faut s’interroger sur l’homme, la sociologie de ses électeurs déclarés, ses idées, mais également la portée et l’ancrage de celles-ci dans l’opinion. S’indigner, dénoncer, démystifier ne suffisent pas : il faut identifier les convictions, saisir les tendances de fond pour radiographier la « comète électorale ». La thèse d’un phénomène artificiellement construit par les médias, une « bulle médiatique » ou « sondagière » en quelque sorte, ne tient pas. Les résultats du premier volet de cette enquête, publiés le 20 octobre sur leddv.fr, avaient montré la propension du mouvement Zemmour à être plus qu’un simple « moment » et à attirer des franges de population sociologiquement hétéroclites. La dynamique est là et la question de l’adhésion de l’opinion aux idées de Zemmour se pose avec acuité. Il ne peut dès lors s’agir de détourner les yeux, minimiser ou relativiser. En cela, Le DDV et la Licra, conformément à ses pratiques militantes, entendent documenter un phénomène pour mieux le circonscrire et le comprendre.
L’invocation banale d’une « race blanche »
Ce second volet de l’enquête commandé à l’Ifop permet de vérifier la séduction opérée par les idées d’Éric Zemmour dans l’opinion. L’expression de « lepénisation des esprits », apparue au début des années 1990, avait servi à qualifier le processus de propagation des idées du Front national par-delà ses adhérents et son électorat. Il est ici question de voir dans quelles mesures les idées du polémiste rencontrent des tendances plus profondes, traditionnellement portées par la droite national-populiste : identité nationale, immigration, islam, sécurité… Le concept de « zemmourisation des esprits » montre ainsi à son tour toute sa pertinence dans les résultats présentés ici.
Un échantillon large de 5 000 Français (dont 4 500 électeurs) s’est vu interroger sur les thèmes de prédilection d’Éric Zemmour et sur un certain nombre de ses déclarations verbales qui ont suscité des polémiques voire des poursuites judiciaires. Les résultats, note François Kraus, directeur du pôle politique/actualité et responsable de cette étude, témoignent à la fois de l’ampleur du processus et de ses limites. Ampleur parce qu’il atteste la résonance forte d’un certain nombre d’idées véhiculées par le candidat putatif, dans tous les courants politiques, y compris à l’extrême gauche, qui présente des taux d’adhésion remarquables. Les enjeux sécuritaires et identitaires dominent chez les électeurs de Zemmour mais s’élèvent à des taux importants chez ceux des autres candidats.
Les affirmations selon lesquelles il y aurait trop d’immigrés en France (69 %), que l’immigration serait la principale cause d’insécurité (62 %), que pour les juifs français, Israël compterait plus que la France (47 %) ou encore que les enfants d’immigrés nés en France ne seraient pas vraiment français (44 %)… recueillent des taux globaux, c’est-à-dire sur l’ensemble de l’éventail politique, qui doivent alarmer. Une association antiraciste comme la Licra ne peut aussi regarder sans inquiétude le taux d’adhésion à l’énoncé de Zemmour selon lequel « nous sommes avant tout un peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine » (CNews, Face à l’info, 26 juin 2020). On aurait pu espérer qu’une alarme se déclenche automatiquement dans les consciences, à la lecture de l’expression « race blanche ». Or, elle ne se déclenche plus pour 57 % des sondés, qui s’engagent ici sur une pente redoutable.
Un récit républicain et universaliste à incarner
Des limites, comme le souligne cette étude, la zemmourisation en a cependant. Il n’est que de lire l’attachement à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972 (88 %) ou à la loi Gayssot, qui sanctionne la négation des génocides et des crimes contre l’humanité (85 %), pour ne pas perdre totalement espoir dans la condamnation par les Françaises et les Français du racisme et de l’antisémitisme. Il y a là un paradoxe apparent mais qui révèle surtout une forme de déconnexion intellectuelle entre les craintes identitaires et sécuritaires d’une part, et le potentiel de racisme et d’antisémitisme que recèlent ces thématiques, un potentiel proprement explosif lorsqu’elles deviennent obsessionnelles.
Cette interprétation laisse donc une porte ouverte à l’action : il y a des combats à renforcer, sur les terrains de l’information et de la pédagogie, pour expliquer ces articulations funestes et reconnecter les circuits de l’alarme. Il y a des efforts à poursuivre, pour vider de sa substance cette pensée frelatée qui falsifie l’Histoire, assigne les êtres humains, refuse l’altérité, amalgame et exclut. Il y a surtout un autre récit à incarner, républicain, universaliste, clairvoyant sur les difficultés et les enjeux qui préoccupent aujourd’hui légitimement les Françaises et les Français, mais qui refuse catégoriquement cette bascule dans l’outrance démagogique.
Analyse de l’étude
Par François Kraus, directeur du pôle « Politique » au département Opinion de l’ifop
Refusant d’adopter la même position de déni qui fut longtemps celle des progressistes américains face à l’essor du trumpisme en 2016, la Licra a souhaité mesurer l’influence des thèses d’Éric Zemmour dans l’opinion à l’heure où sa qualification au second tour de l’élection présidentielle est de l’ordre du possible : l’enjeu étant de savoir si le polémiste a gagné la bataille des idées sur toutes les marottes – islam, insécurité, immigration, prénoms, féminisme – qu’il agite sur les plateaux TV depuis des années.
Afin de pouvoir évaluer sur des bases solides l’ampleur de ce que Jean-Christophe Cambadélis qualifiait dès 2014 de « zemmourisation des esprits », l’Ifop a mis en place pour son magazine, Le DDV, un dispositif d’étude reposant sur un échantillon d’une taille exceptionnelle (4 500 personnes) et des indicateurs issus de grandes enquêtes (Cevipof, CNDH…) permettant de voir comment les valeurs des Français ont évolué ces dix dernières années.
Résumé de l’enquête
Dans un climat d’opinion des plus favorables aux thématiques sécuritaires et identitaires, force est de constater que sur le triptyque formé par l’immigration, l’insécurité et l’islam, la « zemmourisation des esprits » a atteint une ampleur telle qu’elle a de quoi inquiéter les associations antiracistes qui lui font régulièrement des procès. À bien des égards, les positions d’Éric Zemmour sur l’ordre public, les religions ou le contrôle des frontières semblent trouver un large écho au sein d’une population qui a placé la lutte contre la délinquance, le terrorisme et l’immigration dans le peloton de tête des enjeux déterminants du vote à l’élection présidentielle.
Mais pour un amateur de la théorie de « l’hégémonie culturelle » selon laquelle il faut d’abord avoir gagné la bataille des idées pour l’emporter dans les urnes, cette victoire idéologique est en partie en trompe-l’œil. D’une part parce que si les électeurs peuvent le rejoindre sur le constat, ils ne partagent pas forcément ces solutions. Les « digues » ne cèdent pas par exemple sur tout un ensemble de positions radicales comme les injonctions à l’assimilation via les prénoms, le retour à la peine capitale ou l’amalgame entre islam et islamisme. D’autre part, parce que ses combats d’arrière-garde sur les questions de mémoire (Vichy, loi Gayssot…) ou de société (homoparentalité, féminisme), le mettent complètement en porte-à-faux avec une société qui, structurellement, est de plus en plus ouverte sur les enjeux sociétaux.
In fine, cette enquête met donc en exergue l’impasse électorale d’un « zemmourisme » qui capte d’un côté la demande d’ordre et d’autorité, mais se marginalise de l’autre par des positions ultra-clivantes et un conservatisme moral en total décalage avec un électorat de plus en plus progressiste sur les questions de société.
1. Un polémiste dont les thèses sont largement minoritaires sur les enjeux relatifs à la mémoire et au libéralisme culturel
Un désaveu massif des positions zemmouriennes sur les questions liées à l’histoire (ex : Vichy et les juifs) et à la mémoire (ex : loi Gayssot).
Le révisionnisme zemmourien, qui repose sur la thèse du « glaive et du bouclier » et une certaine relativisation des persécutions anti-juives de Vichy, n’a en réalité qu’un très faible écho dans l’opinion publique. La position d’Éric Zemmour selon laquelle le régime de Vichy « a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers » suscite en effet la désapprobation d’une très large majorité de l’électorat (70 %), y compris des électeurs envisageant de voter pour lui (65 %).
Autre marotte du polémiste en matière d’histoire, les lois dites « mémorielles » – contre lesquelles il s’est dit récemment « hostile » – reposent, quant à elles, sur un très large consensus. En effet, si nombre d’électeurs (48 %) leur reconnaissent leur caractère « liberticide », l’hostilité de principe du polémiste aux lois mémorielles (ex : loi Pleven, loi Gayssot, loi Taubira) n’est, elle, partagée que par une très faible minorité d’électeurs : 12% seulement s’opposent à la loi Pleven et 15% à la loi Gayssot.
En l’état, le combat de l’éditorialiste contre les lois réprimant le racisme – en vertu desquelles il a été condamné par la justice – constitue donc lui aussi comme un motif d’isolement politique dans la mesure où même les électeurs de la droite radicale et populiste ne partagent pas majoritairement son point de vue sur le sujet.
Un net rejet des injonctions assimilationnistes que le polémiste assène depuis des années sur la question des prénoms des personnes d’origine immigrée.
Autre obsession zemmourienne qui montre son décalage avec les valeurs de la majorité des Français sur les questions de société : la limitation du choix des prénoms qu’il prône depuis des années comme un gage d’assimilation. Très symptomatique de son assimilationnisme intégral, la position du polémiste sur le choix des prénoms apparaît en effet aujourd’hui largement minoritaire dans une société où le concept d’assimilation a fait progressivement place aux concepts d’intégration ou d’insertion.
La proposition d’Éric Zemmour selon laquelle il faudrait « interdire les prénoms étrangers » aux nouveau-nés est ainsi rejetée par les deux tiers de l’électorat (67 %) : les seuls à soutenir cette idée majoritairement étant les électeurs ayant l’intention de voter pour lui (67 %) et Marine Le Pen (74 %) en 2022.
De même, l’opinion selon laquelle « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » – testée dans le baromètre CNDH sur le racisme depuis des années – reste minoritaire (44 %) dans l’opinion même si elle est partagée par nombre d’adeptes, notamment dans les rangs des électeurs de droite et l’extrême droite (61 à 76 %).
Des positions misogynes et antiféministes très marginales dans l’opinion.
Sa conception patriarcale des deux sexes (Premier Sexe, 2006) est loin de faire consensus si l’on en juge par le faible nombre d’électeurs (17 %) qui partagent l’idée selon laquelle une « femme est faite avant tout pour avoir des enfants et les élever » (indicateur CNDH sur le racisme). À l’exception des pans de la population les plus soumis à la morale religieuse (40 % des catholiques pratiquants, 33 % des musulmans), cette vision traditionnaliste des fonctionnements familiaux est aujourd’hui marginale dans l’opinion, y compris aux deux extrêmes de l’échiquier politique (20 % chez les sympathisants RN, 21 % chez les sympathisants LFI).
De même, la position d’Éric Zemmour selon laquelle « les femmes n’incarnent pas le pouvoir » est ultra-minoritaire dans l’opinion : moins d’un quart des électeurs interrogés y adhèrent (22 %), y compris dans les rangs de ceux qui ont l’intention de voter pour Marine Le Pen (21 %) ou Éric Zemmour (25 %). Ainsi, les opinions sexistes – pouvant se définir au sens large comme des opinions selon lesquelles les hommes sont plus aptes à pratiquer les activités liées à la sphère publique – apparaissent des plus marginales dans une société où « la déspécialisation des rôles masculins et féminins »1Jean-Hugues Déchaux, Nicolas Herpin, « Vers un nouveau modèle de parenté», in Bréchon Pierre, Galland Olivier (dir.), L’individualisation des valeurs, Paris, Armand Colin, 2010, p. 49. s’est imposée depuis des années comme une nouvelle norme.
Les positions de l’auteur du Premier Sexe sur la place des femmes vont donc dans le sens inverse d’une tendance sociologique lourde observée depuis des années dans les sociétés d’Europe de l’Ouest, à savoir la baisse générale et continue des opinions sexistes telles qu’on peut les mesurer via l’EVS2L’European Values Study est une enquête à grande échelle, internationale et longitudinale sur les comportements, opinions et valeurs des européens..
Le polémiste se trouve aussi très isolé sur les questions d’homoparentalité alors même qu’on observe depuis plusieurs décennies, une acceptation sociale croissante de l’homoparentalité dans les sociétés industrielles avancées affectées par la progression des valeurs « post-matérialistes » (Ronald Inglehart, The Silent Révolution, 1977). L’homme qui a récemment qualifié de « criminelle » (Punchline, CNews, 6 octobre 2021) la promulgation de la PMA tout en réaffirmant son opposition à la GPA et au mariage pour tous (Versailles, 19 octobre 2021) est en réalité de plus en plus minoritaire sur ces sujets. En effet, si l’on se base sur les dernières enquêtes de l’Ifop (ADFH, juin 2021), jamais la proportion de Français favorables à l’ouverture de la PMA n’a été aussi forte aussi bien pour les couples de lesbiennes (à 67 %) que pour les femmes célibataires (à 67 %). Et il faut signaler qu’au cours des dernières années, l’opinion publique s’est rapidement décrispée sur le sujet par rapport à ce que l’on pouvait observer durant ce moment d’intenses débats que fut l’année 2013. Tout comme pour le PACS où, une fois la loi votée, l’adhésion des Français avait spectaculairement progressé, l’acceptation de l’homoparentalité féminine s’est rapidement banalisée. Depuis le vote de la loi Taubira, le niveau d’adhésion à l’ouverture de la procréation médicale assistée a ainsi bondi de 20 points pour les couples lesbiens (à 67 %) et de 10 points pour les femmes célibataires (à 67 %). De même, plus d’une personne sur deux (53 %) se déclare favorable à l’ouverture de la gestation pour autrui (GPA) aux couples homosexuels (+ 12 points depuis 2014).
Cette reconnaissance accrue des modèles parentaux sortant de la « norme » hétérosexuelle n’empêche toutefois pas une majorité d’électeurs de soutenir le polémiste pour avoir déclaré qu’il « faut arrêter de se soumettre aux injonctions abominables des mouvements LGBT » (à 57 %).
Par sa vision ultra-conservatrice de la société, son révisionnisme historique, sa tolérance envers le racisme ou sa remise en cause des acquis du féminisme, l’ex-éditorialiste du Figaro apparaît donc totalement en porte à faux avec une opinion publique qui s’avère être de plus en plus ouverte sur ces questions de valeurs culturelles (ex : homosexualité, rôle de la femme, droits à la différence…).
2. Un candidat putatif en phase avec des électeurs qui expriment une forte demande d’ordre sans pour autant partager les solutions extrêmes du polémiste
Si le libéralisme culturel dominant semble rendre la société française peu perméable au conservatisme moral de l’auteur du Suicide français, ce n’est pas autant le cas en ce qui concerne les enjeux régaliens : les thèses du journaliste apparaissant plus que jamais en phase avec la demande croissante d’autorité et d’ordre public.
Le sentiment d’un manque de réponse judiciaire face à une situation d’insécurité générale est largement partagé par les Français appelés à voter en 2022.
L’ascension sondagière de l’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot s’inscrit dans un contexte d’opinion marqué par une forte demande d’ordre et d’autorité si l’on en juge par le consensus existant autour de l’idée que « les tribunaux français ne sont pas assez sévères » (82 %) mais aussi au regard du constat d’insécurité générale partagé par près de deux tiers des électeurs : 63 % des électeurs estiment que « l’on ne se sent en sécurité nulle part », soit une proportion qui a augmenté de manière significative et quasi continue en une dizaine d’années (+ 13 points depuis 2010).
Et sur ce dernier point, on observe que ce sentiment d’insécurité n’affecte pas seulement les électeurs de la droite radicale (90 %) ou modérée (68 %) : il est également partagé par la moitié des électeurs centristes (51 % chez les anciens électeurs macronistes de 2017) et socialistes (49 % chez les anciens électeurs Hamon de 2017).
Mais cette demande d’une plus grande fermeté des autorités judiciaires ne se traduit pas pour autant par un basculement vers des solutions extrêmes.
Le rétablissement de la peine capitale prôné par l’éditorialiste est rejeté par une majorité de Français…
Les regrets d’Éric Zemmour à propos de l’abolition de la peine de mort (« Je ne pense pas qu’on ait bien fait d’abolir la peine de mort ») sont ainsi loin d’être partagés par tous les Français… Au contraire, la majorité des électeurs interrogés (57 %) désapprouvent les propos du journaliste exprimés le 15 septembre dernier sur RTL, tout comme ils rejettent (à 56 %) le principe selon lequel « il faudrait rétablir la peine de mort ».
Sur cette question du retour de la peine capitale, les résultats sont toutefois à interpréter avec prudence dans la mesure où l’enquête ayant eu lieu durant une séquence médiatique – l’anniversaire de l’abolition de la peine de mort (9 octobre 2021) – qui a pu faire baisser le nombre de partisans du rétablissement de la peine capitale (- 9 points entre 2019 et 2021) alors même que ces derniers avaient plutôt eu tendance à s’accroître ces dix dernières années : + 19 points entre 2010 (Cevipof) et 2019 (CNDH).
Il n’en reste pas moins que sur un sujet où les positions évoluent encore beaucoup selon l’actualité (ex : meurtres d’enfant, attentats…), la demande d’autorité des Français n’est pas (encore) suffisamment forte pour revenir sur une loi symbole des années Mitterrand. Sur ce sujet qui met en jeu un principe éthique fortement valorisé (le respect de la vie), on constate, comme dans la dernière vague de l’EVS (2018), que si « une grande partie des Français se situent plutôt dans un entre-deux »3Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier, Sandrine Astor, La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Libres cours Politique », 2019., la position abolitionniste reste dominante.
Enfin, si les immigrés sont de plus en plus perçus comme une cause de l’insécurité, les Français sont loin de suivre le polémiste lorsqu’il assimile tous les mineurs étrangers à des criminels.
Porteuse d’un discours faisant de l’immigration « massive » la principale cause de l’augmentation de la délinquance et de la criminalité, la candidature d’Éric Zemmour apparaît très en phase sur ce sujet avec des électeurs pour qui le couple « immigration/insécurité » est de plus en plus une évidence.
En effet, le lien de causalité entre l’insécurité et l’immigration n’est plus un tabou pour une majorité de Français : 62 % des électeurs interrogés estiment que « l’immigration est la principale cause de l’insécurité » et ils sont de plus en plus nombreux (55 %, + 10 points depuis 2014) à adhérer aux propos qui avait valu un procès au journaliste du Figaro (« les Français issus de l’immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes », Canal+, 2010).
Par ailleurs, ce lien de causalité entre les immigrés et l’insécurité n’est pas l’apanage de la droite de la droite (92% des électeurs potentiels d’Éric Zemmour partagent ce point de vue, tout comme 97% des électeurs potentiels) : il est également partagé par plus des deux tiers des électeurs de droite (71%) et un macroniste sur deux (50%).
Cependant, les électeurs interrogés désapprouvent nettement (à 59 %) ses propos sur les mineurs isolés qui lui valent aujourd’hui un procès pour complicité de provocation à la haine raciale et d’injure raciale. Lors d’un débat sur les mineurs isolés sur la chaîne d’information en continu CNews le 29 septembre 2020, Éric Zemmour avait en effet affirmé à leur propos : « Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont, il faut les renvoyer et il ne faut même pas qu’ils viennent. »
3. L’aversion d’Éric Zemmour pour l’islam est loin de faire l’unanimité mais il surfe indéniablement sur les craintes suscitées par l’immigration
L’aversion pour l’islam de l’ex-éditorialiste reste minoritaire dans l’opinion même si cette religion est identifiée comme une menace pour l’identité du pays.
Les deux tiers des électeurs perçoivent l’islam comme « une menace pour l’identité de la France » (68 %, + 5 points depuis 2013) mais ils ne partagent pas pour autant l’aversion de principe que l’auteur du Suicide français affiche pour cette religion. En effet, l’idée selon laquelle « la pratique de l’islam n’est pas compatible avec la France » est rejetée par une majorité des électeurs interrogés (56%), tout comme l’idée selon laquelle il n’y aurait « pas de différence entre islam et islamisme » (65%).
Au cœur du discours ethnocentriste et identitaire d’Éric Zemmour, la crainte liée à l’essor de l’islam en France s’exprime à un niveau très élevé mais l’éditorialiste n’est pas pour autant suivi par une majorité d’électeurs lorsqu’il fait l’amalgame entre islam et islamisme ou encore dénonce son incompatibilité avec la France.
De même, si les électeurs interrogés sont très largement convaincus par le trop grand nombre d’immigrés, leurs avis sont en revanche très partagés sur les thèses « grand-remplacistes » du polémiste.
Le constat selon lequel « il y a trop d’immigrés » est partagé aujourd’hui par plus des deux tiers des électeurs (69 %), et ceci après une hausse quasi continue au cours des 12 dernières années (+ 10 points depuis 2010).
Et si cette idée est massivement soutenue par les électeurs de droite et d’extrême droite, il est intéressant de noter qu’elle a aussi beaucoup d’adeptes au centre (66% des électeurs potentiels de Macron en 2022) et à l’extrême gauche de l’échiquier politique : 50% chez les électeurs proches de la France insoumise, 47% chez les anciens électeurs Mélenchon de 2017, 58 % chez les électeurs situés très à gauche.
Au cœur de l’offre politique d’Éric Zemmour, la théorie du « grand remplacement » (Camus, 2014) – qui dénonce un processus de substitution des Français d’ascendance par une population étrangère – est, elle, soutenue par un électeur sur deux : 50 % y adhèrent, 50 % la rejettent.
Malgré sa radicalité, ce concept xénophobe recueille donc l’assentiment d’un nombre élevé d’électeurs, en particulier dans les rangs de ceux qui ont l’intention de voter pour Marine Le Pen (76%) ou Éric Zemmour (89%).
Au regard de la place centrale qu’occupe la question migratoire dans son discours comme dans celui de tout candidat de la droite radicale, les débats liés à la maîtrise de l’immigration ou au concept de « grand remplacement » apparaissent indéniablement comme un point fort de la candidature Zemmour.
Les électeurs partagent en revanche fortement les craintes du polémiste sur l’évolution de l’identité nationale.
Enfin, force est de constater que les électeurs interrogés par l’Ifop partagent pour beaucoup la vision décliniste de l’ancien journaliste du Figaro : les trois quarts d’entre eux estiment en effet que « la France est aujourd’hui en déclin » (74 %) et les deux tiers que « aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant » (67%). Et on les retrouve dans la même proportion pour exprimer le souhait que « la France doit rester un pays chrétien » (70%).
Candidat de la nostalgie et du déclinisme, Éric Zemmour apparaît donc là aussi en adéquation avec un « pessimisme culturel » généralisé qui se traduit, entre autres, par un haut niveau d’attitudes déclinistes et de craintes quant à une remise en cause de l’identité – notamment chrétienne – de la France.
Discussion
Nul ne sait si l’ascension sondagière du (non-)candidat Zemmour se poursuivra, mais elle a le mérite de mettre en lumière un phénomène structurel : une droitisation de l’électorat sur tout un ensemble de « fondamentaux » de la droite radicale-populiste (ex : insécurité, immigration, islamisme, communautarisme…), thèmes sur lesquels celle-ci a acquis lentement mais sûrement une certaine hégémonie culturelle. Cette enquête confirme donc bien ce que Guillaume Tabard décrit comme une « droitisation de l’électorat, ou l’attente d’une offre identitaire assumée »4Guillaume Tabard, «Une droitisation confirmée de l’électorat français», Le Figaro, 21 octobre. sensible au thème du déclin et à la promesse d’une reprise en main du pays via le contrôle migratoire.
Cependant, au-delà des obsessions zemmouriennes sur l’immigration, l’insécurité et l’identité nationale, on n’observe pas vraiment d’adéquation entre l’homme et l’opinion publique. Son « ultraconservatisme (…), qui mêle xénophobie, sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste » 5Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021, 672 pages., mais aussi l’orientation très « nationale libérale » de son projet, qui le prive d’un électorat populaire en demande de protection sociale et économique, en limite, aujourd’hui, grandement ses chances de passer la barre du second tour.
François Kraus, directeur du pôle « Politique » au département Opinion de l’Ifop